24.
En remontant la côte
Les Chevaliers d’Émeraude émergèrent du tunnel de lumière au pied du Château d’Argent, à l’intérieur des hautes murailles qui ne protégeraient certes pas les habitants des insectes volants. Les paysans furent effrayés de voir apparaître un si grand nombre de soldats au milieu de leur village, mais certains reconnurent leur cuirasse verte sertie de pierres précieuses et calmèrent les autres. Falcon regarda autour de lui avec étonnement.
— Mais que fais-tu du Royaume de Cristal ? demanda-t-il à son grand chef.
— Les paysans ne sont pas encore retournés dans les villages côtiers, répondit Dempsey pour son chef. Les insectes ne verront personne et ils poursuivront leur route jusqu’ici.
Wellan saisit au passage le bras d’un père qui poussait les siens vers sa maison en abandonnant leur repas sur le feu.
— D’où l’alarme est-elle sonnée ? s’enquit le Chevalier.
— Du château, lança l’homme en se défaisant de lui.
Le grand chef demanda à ses compagnons de se disperser et d’attendre l’arrivée des abeilles, puis il croisa de nouveau ses bracelets et se précipita seul dans le vortex. Il fit irruption dans le grand hall du Roi d’Argent où sa famille mangeait en compagnie des dignitaires. Une servante poussa un grand cri, mais rien ne perturba Wellan qui se dirigea aussitôt vers le Roi Cull.
— Mais quelle est cette sorcellerie ? s’écria le principal conseiller du roi.
— Ce n’est pas de la sorcellerie, répliqua Cull en se levant. Les Chevaliers d’Émeraude sont de puissants magiciens pour qui rien n’est impossible.
— Je regrette de m’introduire de cette façon chez vous, Majesté, s’excusa Wellan, mais notre continent est une fois de plus attaqué par l’empereur. Je dois vous demander de sonner l’alarme qui indiquera au peuple de se mettre à l’abri.
Cull fit signe à un serviteur qui détala comme un lapin en direction de la porte. Il contourna ensuite la grande table, suivi de son fils, le Prince Rhee, pour se planter devant le chef des Chevaliers.
— Dites-nous ce que nous pouvons faire pour vous aider, le pria le monarque.
— L’ennemi vient du ciel, cette fois, alors bouchez toutes les fenêtres et les portes des balcons du palais. Postez vos soldats dans tous les couloirs en leur précisant que le dard de ces insectes volants est mortel et demandez à tous vos domestiques de se réfugier à l’intérieur du château.
Les grosses cloches d’argent de la forteresse se mirent à résonner.
— Voulez-vous des hommes pour combattre l’envahisseur à l’extérieur des murs ? proposa Cull.
— À moins que leurs mains puissent lancer des rayons mortels, ce serait bien inutile, Majesté. Et surtout, fit Wellan en tournant les yeux vers Rhee, veillez à ce que le prince ne tente pas de nous rejoindre sur le champ de bataille.
— Mais, sire Wellan, vous connaissez la valeur de mon bras ! protesta le jeune homme.
— Ce ne sont pas des hommes-lézards que nous affrontons, mais des insectes volants qui attaquent les humains afin de pondre des œufs dans leur chair.
Un murmure d’horreur parcourut l’assemblée, mais le prince soutint le regard du célèbre guerrier avec courage. « Il sera bien difficile de le garder au palais », pensa le Chevalier.
Wellan ! l’appela la voix de Bridgess dans son esprit. L’ennemi était donc en vue. Wellan s’inclina devant le roi et le prince, croisa ses bracelets et entra dans le tourbillon lumineux sous les yeux terrorisés des dignitaires. Il réapparut auprès de son épouse qui lui pointa le large nuage sombre à l’horizon. Le grand Chevalier repéra ses compagnons d’armes à l’aide de ses sens invisibles. Ils s’étaient effectivement éparpillés dans le village principal, au centre du royaume.
— Es-tu bien certain qu’ils viendront ici ? lui demanda le Chevalier Volpel, quelques pas plus loin.
— Non, je ne suis sûr de rien, avoua le grand chef, mais si j’étais un insecte pressé de pondre, je foncerais sur les premiers humains en vue et ce sera nous.
— Selon toi, ils choisiront des Chevaliers qui viennent d’en massacrer un grand nombre à Zénor ? s’étonna Bridgess.
— Même s’ils possèdent la faculté de nous reconnaître, ils ne s’attendront certainement pas à ce que nous nous soyons déplacés aussi rapidement.
Une partie du nuage noir fonça vers le sol, comme une averse, tandis que le reste des insectes poursuivait sa route vers le nord. Cela consterna Wellan, qui ne pouvait pas diriger deux champs de bataille à la fois. Préparez-vous à les recevoir ! ordonna-t-il. Utilisez d’abord vos pouvoirs magiques, puis vos armes lorsqu’ils seront au sol ! Méfiez-vous de leurs dards !
Les insectes plongèrent sur eux. Sans manifester la moindre crainte, les Chevaliers les bombardèrent de rayons mortels. Les cadavres se mirent à pleuvoir autour des combattants. Même Sage s’acquittait bravement de ce travail, exténuant pour lui parce qu’il n’avait pas utilisé aussi souvent que ses compagnons les facultés de ses mains.
Kira participait aussi à cette mission défensive tout en se demandant comment elle pourrait se mettre suffisamment en colère pour pulvériser tout l’essaim. Elle eut beau tenter d’imaginer son mari aux prises avec le chef des insectes, Lassa enlevé par l’empereur ou sa mère projetée dans le gouffre obscur et sans fond des sorciers, rien ne parvint à la faire fâcher au point de recréer les globes mauves qui avaient anéanti les reptiles et les rats. « Si seulement j’avais étudié quelques années de plus avec le Magicien de Cristal, je maîtriserais maintenant cette terrible puissance », déplora-t-elle. Il ne s’échappait de ses paumes que des rayons violets très brillants qui ne tuaient à chaque coup qu’un ou deux insectes tandis que des centaines de ces horribles créatures se ruaient sur ses compagnons.
Wellan savait matérialiser des serpents fulgurants depuis son séjour au Royaume des Ombres. Cependant, il ne réussissait à détruire qu’un petit nombre d’abeilles à la fois. Lui aussi aurait bien aimé que Kira puise dans ses sombres réserves d’énergie pour exterminer toute la nuée vrombissante, afin de diminuer le risque de blessures ou de pertes parmi ses hommes. Mais était-il sage de la mettre en colère ? De temps à autre, il jetait des coups d’œil à ses Chevaliers, surtout les plus jeunes. Ils se débrouillaient fort bien et, plus important encore, ils ne se laissaient pas gagner par la peur.
La bataille dura plusieurs heures. Les insectes morts jonchèrent bientôt le sol. Les abeilles n’avaient pas attaqué les autres villages du Royaume d’Argent, ses habitants s’étant terrés dans leurs chaumières. Elles s’étaient plutôt concentrées sur le seul endroit où elles pouvaient voir des êtres vivants. Elles ne se servaient donc pas du système de repérage des véritables abeilles, mais uniquement de leur vision. Il suffisait donc de mettre les villageois à l’abri lors de leur passage afin que ce soient les Chevaliers qu’elles attaquent.
Tout en combattant, Wellan surveilla le déplacement du reste de l’essaim qui n’était plus qu’un petit point dans le ciel. Il devait se trouver au-dessus du pays des Fées. Là, les abeilles ne verraient certainement personne, puisque ces êtres éthérés passaient le plus clair de leur temps à l’intérieur de leur palais invisible.
Craignant que les insectes volants ne bifurquent vers l’intérieur du continent et qu’ils ne s’en prennent aux habitants des Royaumes de Diamant et d’Émeraude, Wellan s’apprêta à conduire ses soldats dans un autre vortex. A ce moment-là, une abeille sortie de nulle part fendit l’air en direction de Sage. Pris au dépourvu, le jeune guerrier se figea devant l’énorme insecte au dard replié.
— Non ! hurla Kira en s’élançant à son secours.
La princesse mauve n’eut pas le temps de faire quoi que ce soit. Un projectile en provenance du ciel s’abattit sur le dos de l’insecte à la vitesse de l’éclair. Le faucon !
Le rapace déchira impitoyablement la peau dorée de l’abeille à la base de ses ailes transparentes. Elle s’effondra bientôt sur le sol devant Sage. Reprenant son sang-froid, ce dernier détacha le gant de cuir qui pendait à sa ceinture, l’enfila, tendit le bras et siffla. L’oiseau lâcha sa proie et se posa docilement sur le poing de son maître. Il pencha la tête de côté en lui faisant des yeux doux et poussa un petit cri plaintif. Il avait dû emprunter le vortex sans que personne s’en aperçoive. Cependant, même si elle n’avait plus l’usage de ses ailes, l’abeille éprouvait toujours le besoin de pondre.
Debout sur ses six pattes velues, elle ne fit qu’un pas en direction de Sage et du faucon. Kira leva les bras et tous ceux qui se trouvaient derrière l’insecte s’éparpillèrent en vitesse. Un aveuglant rayon violet s’échappa de ses mains griffues et pulvérisa l’ennemi.
Un peu plus loin, Nogait évitait le dard menaçant d’une abeille surgie devant lui. Ayant solidement empoigné la garde de son épée, le Chevalier n’attendait que le moment de faucher la créature menaçante. Mais, en reculant, il ne vit pas la grosse pierre derrière lui. Il trébucha et s’abattit de tout son long.
— Nogait, attention ! l’avertit Kira.
N’écoutant que son courage, elle se précipita entre son frère d’armes et l’abeille. Dans son esprit, elle revit la larve qui avait failli tuer Farrell et la colère s’éveilla en elle. Un halo lumineux apparut le long de ses bras tendus. L’énergie explosa au bout de ses mains, parcourant le sol en direction des remparts du royaume. Elle réussit non seulement à détruire l’abeille devant elle, mais aussi toutes celles qui se trouvaient à proximité. Heureusement, il n’y avait que des champs cultivés de ce côté, car Kira aurait éliminé toute vie humaine et animale. Lorsque la lumière disparut au pied de la muraille, la Sholienne respira. Il ne restait plus un seul insecte, ni dans le ciel ni au sol. Tous ses compagnons l’observaient en silence.
— Moi, elle me fait peur quand elle se fâche, souffla Milos à son voisin.
Certains se contentèrent de hocher la tête, d’autres sourirent. Sage, lui, contemplait son épouse avec stupeur. Elle détenait de terribles pouvoirs qu’elle maîtrisait à peine ! Mais Kira ne sembla pas capter son inquiétude. Ses yeux cessèrent de briller et elle aida Nogait à se relever.
Chevaliers d’Émeraude ! fit alors une voix forte et angoissée dans leurs esprits. Wellan tourna lentement sur lui-même en cherchant la provenance de cet appel. Je suis Hamil, le Roi des Elfes, et j’ai besoin de vous. Mon royaume est attaqué par des insectes inconnus qui poursuivent mes sujets jusque dans les arbres. Wellan fut tenté de faire la sourde oreille, car il continuait de tenir ce roi responsable de la mort de la Reine de Shola. Sa soif de vengeance l’incitait à abandonner les Elfes à leur sort, mais le regard conciliant et implorant de Chloé, quelques pas devant lui, le rappela à l’ordre.
Nous arrivons, répondit-il, au grand soulagement de ses frères d’armes qui avaient craint qu’il ne les envoie plutôt attendre les insectes au Royaume de Diamant.
Wellan demanda aux paysans qui sortaient prudemment de leurs maisons de détruire les derniers insectes morts en les faisant brûler. Il croisa ses poignets et le tourbillon d’énergie apparut devant lui. Tous les Chevaliers l’y suivirent, persuadés qu’ils allaient se retrouver sur la scène d’un véritable massacre.